17 juillet 2015

Une jeunesse pendant la guerre

Quand je me suis mariée, en 1938, il était déjà beaucoup question de guerre. Dans les guerres il y a des ultimatums lesquels se sont imposés à ma vie de jeune mariée.

Au mois d'avril 1940, quinze jours après la naissance de mon deuxième enfant, je suis restée seule à la tête de cinq boucheries. Le personnel était déjà réduit aux plus âgés, trop vieux pour être enrôlés, et aux apprentis trop jeunes encore. Mon mari était parti rejoindre son unité, les chars à Bourges.

Les Allemands devaient bientôt entrer dans Mulhouse, menacée de bombardements.

Sur ordre de mon mari, je devais faire partir en Haute-Saône, mes deux enfants, Auguste et Renée, avec ma belle-mère. Ils devaient s'installer dans une maison à Larivière qui avait été louée pour eux par des amis. Ne voulant pas me séparer de ma fille qui n'avait pas deux mois, mon fils partit seul avec sa grand'mère paternelle. Avec M. Guillaume, officier de police et ami de la famille, et l'un de ses subordonnés, nous avons fait le voyage avec deux camionnettes chargées de meubles et du strict nécessaire pour débuter le séjour.

La route fut très pénible et je me souviens qu'à Lamarché nous avons dû nous coucher dans le fossé, au bord de la route, parce que deux avions s'affrontaient au-dessus de nous. A ce moment j'ai compris ce que pourrait être la guerre qui commençait.

J'ai donc mené les affaires sans beaucoup d'expérience mais avec une volonté farouche de réussir. L'environnement professionnel ne m'était pas forcément acquis, qu'il s'agisse du personnel ancien de la maison ou encore des autres bouchers qui avaient eu la chance de rester sur place. La viande devenait de plus en plus rare et les approvisionnements difficiles. Je partais aux abattoirs très tôt le matin avec un chauffeur ou à vélo. J'assistais à l'abattage du bétail que je pouvais acheter, car il fallait surveiller ce qu'il advenait de l'animal, sinon vous risquiez d'être volé. En particulier en ce qui concerne les abats. Mme Zweickhart, une brave femme qui travaillait aux abattoirs avec ses deux fils m'avait prévenue: "Soyez toujours là au bon moment sinon vos abats disparaissent". Je ramassais donc les foies, rognons, poumons et autres pieds encore chauds pour éviter qu'ils ne disparaissent. Grâce à cette bouchère amie je me sentais épaulée.

Parfois il fallait se débrouiller soi-même pour trouver du bétail, surtout les porcs. Ainsi, il m'arrivait de partir en convoi à 4h du matin jusqu'à Maîche dans le Doubs pour en ramener quelques-uns.

Le courrier qui me venait de mon mari était rare. Il contenait d'ailleurs très souvent beaucoup d'ordres et de consignes pour la conduite des affaires. Lorsque je n'eus plus de nouvelles du tout, cela coïncida avec l'entrée des Allemands à Mulhouse. Nos pauvres soldats qui gardaient le Rhin cantonnés dans le ligne Maginot sont partis en déroute.

Nous les avons vu passer dans nos rues en loques et complètement hagards. En passant devant la boucherie, rue de la Sinne, un homme s'est détaché des rangs. C'était un de nos ouvriers qui nous revenait. Armand fut le premier de retour.

Les Allemands étaient donc en ville, à la mairie et bien sûr aux abattoirs pour leur propre ravitaillement.

Tout se compliquait presqu' aussitôt. Ainsi, il fallait jongler entre quatre sortes d'argent: le français qui avait encore un cours, les bons de la ville, le mark d'occupation et le Deutschmark. Ce n'était pas toujours facile de s'en sortir.

Je souhaitai de toutes mes forces que mon mari revienne. De fausses rumeurs circulaient à son sujet. Tantôt on disait qu'il avait été tué; d'autres fois qu'il était gravement blessé. Fort heureusement il n'en était rien.

Un jour, je ne me souviens pas de la date, un homme est entré dans la boucherie rue de la Sinne. Il me dit: "j'ai vu votre mari à Besançon, il rentrera ce soir". Je me suis aussitôt renseignée sur la circulation des trains. Vers les 20h je m'apprêtais à me rendre à la gare avec Mlle Berthe, une employée qui logeait chez nous pendant l'absence de mon mari. Cela faisait quatre mois déjà.

Au même moment j'entends un camion, qui s'arrête devant la maison. Je regarde par la fenêtre et je vois mon mari en descendre. Il était revenu avec un marchand de porcs de Besançon. Il était là en uniforme français alors que les Allemands avaient déjà pris possession de la ville.

J'ouvris la fenêtre et lui dis de regarder l'établissement bancaire qui fait face à notre maison. Au fronton l'enseigne "Crédit commercial de France" avait cédé la place à l'inscription "Deutsche Reichsbank". Je n'oublierai jamais les larmes de mon mari qui rejoignait notre révolte à nous tous.

Mon mari revenait très marqué par la défaite de l'armée française et la fuite de son unité à travers le Périgord. Une fuite dans le désordre
que les habitants de cette région observaient, dans leur grande majorité, d'un mauvais oeil. Ils leur fermaient la porte au nez, leur refusant même un morceau de pain. La France profonde de cette époque ne connaissait pas l'Alsace et n'était guère favorable à ceux qui s'exprimaient avec un accent.

Dans sa fuite, mon mari fit cependant, à Périgueux, une rencontre salvatrice. Il sonna à une porte au hasard. Un couple de personnes déjà âgées lui ouvrit et je crois qu'en l'occurence son accent alsacien fut propice. Il se trouvait en face d'un homme qui avait combattu en Alsace pendant la première guerre mondiale: M. Antonin Alligier et son épouse Albertine. Ce jour-là une grande amitié est née, scellée même par des liens de famille puisque M. Alligier est devenu le parrain de France. Une amitié ponctuée de visites et séjours alsaciens qui dura trente ans, jusqu'à leur mort.

Mon mari entreprit aussitôt les démarches nécessaires pour obtenir son certificat de démobilisation et un laisser-passer pour l'Alsace. Il attendit plusieurs semaines ces documents.

Pendant ce temps à Mulhouse, la vie s'organisait avec l'occupant. Les rafles de juifs ont commencé. Les israélites les plus aisés avaient pu devancer les arrestations en partant en zone inoccupée. Ceux qui n'avaient pas les moyens de fuir furent pris dans le filet des Allemands. Ils défilaient dans les rues, avec pelles et balais sur l'épaule, pour se rendre au travail qui leur avait été attribué. Lorsque certains avaient disparu des rangs, ils avaient été déportés. Certains ont pu être secourus, aidés, cachés. Mais la pression des Allemands était très forte et menaçante.

Bientôt nous eûmes des timbres pour la viande: 250grs par personne et par semaine. Ce fut un casse-tête supplémentaire. Cependant, dans ce désarroi que chacun ressentait, la vie continuait. Mon mari était revenu et l'un après l'autre nos ouvriers revenaient. Nous étions presqu'au complet, mais nous savions que la guerre ne faisait que commencer. Le couvre-feu fut instauré, l'interdiction de parler le français promulguée, de même que celle de porter le béret pourtant à la mode à l'époque. Aucun attroupement n'était toléré.

La majorité des Allemands sortaient en civil de sorte qu'ils se promenaient incognito dans les rues et les endroits publics. Bientôt ils firent venir leurs femmes et familles et réquisitionnaient des appartements dont les occupants furent évacués ou déportés.

La résistance s'organisait en secret et mon mari y était pleinement engagé. En premier lieu pour l'évasion des prisonniers de guerre. Une filière fut mise en place à Mulhouse. Il fallait des gens de confiance pou héberger les hommes en fuite, les confier à des passeurs, assurer leur ravitaillement. Les passages se faisaient la nuit, mon mari les accompagnait comme d'autres l'ont fait. Souvent, il partait en bicyclette pour la gare de Mulhouse où il prenait un train pour des directions qui m'étaient inconnues et ne rentrait que le lendemain matin. Je sus par la suite qu'il se rendait à Lièpvre où un passeur attendait les prisonniers. Ce passeurfinit par se faire arrêter par les Allemands. Il fut fusillé.

Il y eut aussi les déportations, les camps de travail, l'enrôlement de force des jeunes gens en âge d'accomplir le service militaire. Tous ceux qui étaient revenus lors de la débâcle, repartaient cette fois en uniforme allemand. Parmi nos employés ainsi enrôlés, une dizaine ne sont jamais revenus. Y compris mon plus jeune frère, Julien, qui partie pour la Russie alors que la fin du conflit approchait.

Sur Mulhouse il y eut trois bombardements et nous passions beaucoup de temps à la cave. Nuit et jour il y avait des alertes.

Dans l'immeuble de la Sinne, les FFI avaient pris possession du premier étage ce qui occasionnait un va-et-vient incessant. Ils installèrent carrément leur quartier général pendant toute la durée de la libération de Mulhouse. Un garde armé était en faction en permanence à l'entrée del'immeuble. Mon mari étant l'adjoint du commandant Daniel, président du comité de Libération, recevait militaires et civils engagés. Le commandant Marceau, Paul Dungler et bien d'autres encores rencontraient rue de la Sinne les militaires qui avaient fait leur entrée à Mulhouse. Certains logeaient sur place, beaucoup prenaient leurs repas, le premier étage du 23 rue de la Sinne était devenu un vrai mess militaire.

J'étais souvent seule avec mes enfants. Lorsqu'à l'hiver 1944, la Croix Rouge a fait partir les enfants de Mulhouse en Suisse, j'ai pu emmener les nôtres chez des amis à Chalonvillars, dans le Territoire de Belfort. Là nous avons vécu l'immense joie de voir arriver l'armée française. Un char a stationné dans la cour de la propriété, un soldat noir l'occupait entre autres et le char était baptisé "Blanche Neige".¨Pensant que nous allions être bloqués à Chalonvillars, mon mari nous a fait rentrer au moment même où la bataille de Mulhouse commençait.

La cave, une fois de plus, fut notre abri et salut, mais nous vivions dans l'angoisse. Autour de la ville et dans les environs, l'ennemi tenait fort. Nous étions en janvier et février 1945, il y avait beaucoup de neige et il faisait très froid. Les Allemands s'étaient retirés vers la plaine de Colmar mais très vite ils contre-attaquèrent.

Mulhouse fut définitivement libérée. L'Alsace pansat ses plaies et attendit ses jeunes dont beaucoup ne revinrent jamais.

Dans ce désarroi, les femmes et les enfants des FFI ont été rassemblés et embarqués dans des voitures et camionnettes privées pour fuir dans le Sundgau qui était déjà aux mains de l'armée française. De braves gens nous ont hébergés pour la nuit. Le lendemain, nous partions pour Biederthal où des restaurateurs avaient aménagé leur salle pour nous loger. Avec mes trois enfants qui étaient encore petits, j'ai eu la chance d'être installée dans une chambre à un lit et un poêle ce qui était très important. Au total nous étions une vingtaine de personnes, femmes et enfants. Cette évacuation a duré huit jours au terme desquels nous avons été rapatriés.

Maria